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HISTOIRE DE L’ART N O 84-85 2019/2020 95 Enguerrand LASCOLS Le Louvre, musée populaire ? Le musée idéal de René Huyghe dans les années 1930 L’essentiel c’est qu’un musée soit vivant […] : on vient ici, non pour juger, mais pour apprendre, et, plus encore que pour apprendre, pour être heureux et pour aimer 1 . En 1937, René Huyghe introduit son article « Le rôle des musées dans la vie moderne » par une vive critique de l’institution muséale, tombée selon lui dans un profond som- meil. De retour d’un long voyage d’étude des principaux musées d’Europe, d’Union soviétique et des États-Unis, il est frappé par le retard de la France. Le musée français aurait depuis trop longtemps oublié les citoyens auxquels il était destiné, pour ne plus s’adresser qu’à une petite élite habituée des choses de l’art : Pendant longtemps les musées ont été de simples réserves de chefs-d’œuvre et de pièces rares, quelque chose qui tenait du grenier et du coffre-fort d’une civilisation. […] La race des rêveurs de l’histoire et de l’art y cherchait un refuge contre le quoti- dien. Ainsi commença le sommeil des musées 2 . Face à un tel constat, le jeune conservateur du musée du Louvre se donne pour objectif de sortir les musées de leur « sommeil » à travers une série d’entretiens, de conférences et d’articles, au premier rang desquels se trouve celui de La Revue des deux mondes, qui fait office de manifeste intellectuel. Cet article se trouve être un complément théorique à l’exposition Muséographie qu’il organise au même moment dans les nouveaux espaces du palais de Tokyo avec Georges Henri Rivière. Celle-ci vise à présenter l’histoire de l’institution muséale par le rôle qui a pu lui être attaché et la forme qu’elle a pu prendre à travers les pays et les siècles. Ce « musée des musées » s’achève par trois exemples de muséographie appliquée, avec notamment celle d’un musée d’art : La Vie et l’œuvre de Vincent Van Gogh. De manière théorique et concrète, René Huyghe présente ainsi aux Français son musée idéal. Reprenant en guise de titre la question posée par le journaliste et poète surréaliste Luc Decaunes au conservateur lors d’un entretien sur les transformations du musée du Louvre 3 , la présente étude se veut l’analyse d’un idéal muséal qui est développé à la fois dans les salles du palais du Louvre et celles du palais de Tokyo. La vision d’un seul homme, fruit de ses expériences et de ses rencontres au cours des années 1930, reflète un esprit du temps qui, avant que la guerre éclate, souhaite transformer les musées pour les ouvrir à un public nouvellement considéré. Un vieux musée face au monde La pensée de René Huyghe se construit dans un environnement international et natio- nal stimulant, qui attache une importance grandissante aux publics. En 1926 a lieu la création de l’Office international des musées, suivie en 1927 du lancement de la ÉTUDES

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HISTOIRE DE L’ART NO 84-85 2019/2020 95

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Le Louvre, musée populaire ?Le musée idéal de René Huyghe dans les années 1930

L’essentiel c’est qu’un musée soit vivant […] : on vient ici, non pour juger, mais pour apprendre, et, plus encore que pour apprendre, pour être heureux et pour aimer1.

En 1937, René Huyghe introduit son article « Le rôle des musées dans la vie moderne » par une vive critique de l’institution muséale, tombée selon lui dans un profond som-meil. De retour d’un long voyage d’étude des principaux musées d’Europe, d’Union soviétique et des États-Unis, il est frappé par le retard de la France. Le musée français aurait depuis trop longtemps oublié les citoyens auxquels il était destiné, pour ne plus s’adresser qu’à une petite élite habituée des choses de l’art :

Pendant longtemps les musées ont été de simples réserves de chefs-d’œuvre et de pièces rares, quelque chose qui tenait du grenier et du coffre-fort d’une civilisation. […] La race des rêveurs de l’histoire et de l’art y cherchait un refuge contre le quoti-dien. Ainsi commença le sommeil des musées2.

Face à un tel constat, le jeune conservateur du musée du Louvre se donne pour objectif de sortir les musées de leur « sommeil » à travers une série d’entretiens, de conférences et d’articles, au premier rang desquels se trouve celui de La Revue des deux mondes, qui fait office de manifeste intellectuel. Cet article se trouve être un complément théorique à l’exposition Muséographie qu’il organise au même moment dans les nouveaux espaces du palais de Tokyo avec Georges Henri Rivière. Celle-ci vise à présenter l’histoire de l’institution muséale par le rôle qui a pu lui être attaché et la forme qu’elle a pu prendre à travers les pays et les siècles. Ce « musée des musées » s’achève par trois exemples de muséographie appliquée, avec notamment celle d’un musée d’art : La Vie et l’œuvre de Vincent Van Gogh. De manière théorique et concrète, René Huyghe présente ainsi aux Français son musée idéal.

Reprenant en guise de titre la question posée par le journaliste et poète surréaliste Luc Decaunes au conservateur lors d’un entretien sur les transformations du musée du Louvre3, la présente étude se veut l’analyse d’un idéal muséal qui est développé à la fois dans les salles du palais du Louvre et celles du palais de Tokyo. La vision d’un seul homme, fruit de ses expériences et de ses rencontres au cours des années 1930, reflète un esprit du temps qui, avant que la guerre éclate, souhaite transformer les musées pour les ouvrir à un public nouvellement considéré.

Un vieux musée face au mondeLa pensée de René Huyghe se construit dans un environnement international et natio-nal stimulant, qui attache une importance grandissante aux publics. En 1926 a lieu la création de l’Office international des musées, suivie en 1927 du lancement de la

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publication Mouseion (fig. 1). Ces deux initiatives internationales participent alors à la diffusion des théories muséales les plus récentes et à la défense du musée comme lieu voué à la société et à son développement culturel.

À l’échelle nationale, la décennie du Front populaire est marquée par la montée en puissance des pratiques socioculturelles de masse4. Cette nouvelle réalité contraint les musées nationaux à une nécessaire adaptation à une politique publique de démocratisa-tion. Elle se traduit par des tarifs préférentiels pour les ouvriers et travailleurs syndiqués, par la publication de guides et catalogues (fig. 2) ou encore par la mise en place de pôles d’information dans les musées. Ce rapport à la culture en tant qu’outil du développement social conduit à la naissance en 1937 de l’Association populaire des amis des musées. Présidée par Paul Rivet, elle vise à faire du musée un instrument d’éducation et de loisir5.

Dans cette atmosphère nouvelle, Henri Verne, directeur du musée du Louvre depuis 1925, mène un ambitieux plan de remaniement afin de transformer le vieux palais en musée moderne. L’institution s’attache alors à récupérer de nouveaux espaces et à répartir les œuvres selon une disposition plus logique et cohérente. Dans le cadre de cette restructuration et dans une volonté de changement, des postes à responsabilité sont confiés à de jeunes conservateurs. Entré au musée du Louvre comme chargé de mission en 1927, René Huyghe devient conservateur adjoint au département des Peintures en 1930, âgé de seulement 24 ans. Dès 1932, le jeune homme est envoyé par Jean Mistler – sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts – et David David-Weill – président du Conseil des musées nationaux – en « mission muséographique ». Celle-ci consiste en une série de voyages en Europe et aux États-Unis afin de visiter les musées les plus modernes et de donner à la France et au Louvre de nouveaux principes sociaux, joints à leurs solutions muséographiques6.

Alors que le Louvre se transforme dans le cadre du plan Verne, son plus jeune conservateur traverse une dizaine de pays pour rapporter à un directeur en quête de changements les dernières nouveautés7. En Union soviétique, il découvre un musée entièrement tourné vers le peuple et son éducation à la doxa marxiste. Aux États-Unis, il parcourt de nouveaux musées qui placent le visiteur au centre de leurs projets. À l’Est comme à l’Ouest, avec deux objectifs antagonistes, le musée se transforme et

Fig. 1. Couverture de Mouseion. Bulletin de l’Office international des musées, no 1, avril 1927. © gallica.bnf.fr / Bibliothèque de l’INHA, collections Jacques Doucet.

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se modernise afin de jouer un rôle neuf dans le pays, celui de pôle au service du dévelop-pement du public et donc de la société. René Huyghe puise alors dans ces conceptions des idées nouvelles, qu’il partage avec la communauté muséale.

Faire du musée une solutionDe 1932 à 1937, René Huyghe s’applique à diffuser les nouveaux principes muséogra-phiques éprouvés à l’étranger. Articles, entretiens et conférences viennent illustrer ces exemples pour ensuite défendre l’adoption en France d’une nouvelle approche muséale. L’époque est en effet à la prise de conscience – souvent caricaturale – de l’existence d’une nouvelle catégorie sociale : la « masse ». Les nouveaux moyens de communication, leur développement et leur perfectionnement technique donnent aux Français un accès inédit aux divertissements, à l’information et à la culture. Cette masse devient un enjeu capital pour des musées qui cherchent à se renouveler. Témoin de cette transformation, le conservateur propose aux musées de s’adapter à ce nouveau paradigme sociétal afin de devenir des outils participant au développement culturel de tous.

Avec des propos teintés d’un certain élitisme paternaliste, il constate d’abord que la population a perdu l’habitude de la lecture « au profit du spectacle – publicité lumineuse et cinéma par exemple – qui ne flatte que la vision8 ». Et, dans un discours inquiet qui s’entend toujours aujourd’hui – précurseur ou perpétuel, selon les regards –, le jeune homme déclare :

La lecture est lente, elle exige un effort mental. La vie moderne, ivre de rapidité et plus sensible au nombre qu’à la qualité, recherche des procédés plus prompts. […] La lecture obéit à un rythme purement personnel et permet les pauses de la réflexion et de la rêverie, les méthodes modernes usent directement des sens et n’exigent qu’un enregistrement : cinéma, haut-parleur plient tout à leur rythme et jettent les bases d’une effrayante pensée collective, identique et simultanée en chacun9.

Dans une société qui ne pense plus que par l’œil, l’accès à la culture doit alors se faire par le musée, devenu « l’unique instrument d’éducation pour une foule déshabituée de toute culture littéraire10 » :

Fig. 2. Couverture de Van Gogh, cat. expo. (Paris, palais de Tokyo, 1937), Paris, Denoël, 1937.

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Si le Musée semble répondre si étroitement aux goûts de notre temps, quel piège et quel antidote il leur tend, sous couleur de les flatter ! Ses collections attirent l’œil, mais pour le pousser à l’observation, et bientôt à la contemplation. Au milieu des rythmes collectifs, il enseigne, par le mystère enclos dans ses chefs-d’œuvre, le temps d’arrêt, le repli sur soi ; il rééduque les réactions individuelles11.

Aussi, afin qu’un tel « Musée » parvienne à cette ambitieuse intention, il doit adopter des principes muséographiques adéquats.

Un musée pour tousL’enjeu est donc désormais de satisfaire les érudits autant qu’une « masse » à éduquer, le savant familier du musée et le peuple jusqu’à maintenant oublié. Pour réussir cette mission, René Huyghe s’applique alors à défendre un concept muséographique nou-veau : le double musée. Le sujet est d’actualité puisqu’en 1931, les Cahiers de la République des lettres, des sciences et des arts éditent un numéro spécial sur les musées, dans lequel la plupart des contributeurs s’accordent à conclure que « le principe de la double répartition des œuvres d’art ne saurait, à présent, être discuté12 ».

Cette démarche muséographique consiste à scinder l’espace d’exposition en deux zones nettement séparées : une première consacrée à la documentation, suivie d’une seconde dédiée à la contemplation. Les visiteurs ont ainsi accès dans un premier temps à une introduction explicative, constituée d’archives et d’une documentation variée, nécessaire à une meilleure connaissance du sujet. Ensuite, ces connaissances nouvellement acquises sont supposées être parfaitement exploitées et intégrées grâce à la contemplation des chefs-d’œuvre13. Résultat tout à fait singulier, le double musée permettrait alors de mener « l’ouvrier […] dans une salle où des gravures appropriées, des reproductions de livres […] le mettront dans l’ambiance favorable pour l’étude des chefs-d’œuvre14 », l’ouvrier devenant ici un archétype social de la masse à éduquer.

En déclarant dans un entretien avec Jacques Laprade que « [ses] conceptions muséo-graphiques sont voisines de celles qu’a défendues le directeur de Beaux-Arts, Georges Wildenstein15 », René Huyghe inscrit sa conception sociale du musée dans ce courant de pensée et cette politique culturelle. Tout en soutenant cette approche, il construit son musée idéal :

Fig. 3. René Huyghe, Plan d’un musée de beaux-arts, publié dans L’Amour de l’art, vol. 18, no 6 : Muséographie, 1937, p. 3.

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[…] un circuit fermé de salles ne comprenant que les chefs-d’œuvre classés par ordre chronologiques et par écoles [et] sur les côtés de ce circuit principal, des salles an-nexes [pour] les œuvres secondaires, d’une grande importance historique et intéres-sant surtout les érudits et les étudiants16.

Un tel aménagement est stimulé par la naissance du musée comme geste architectural et la reconnaissance des caractères propres du bâtiment dans les années 1930. Sous l’influence d’Auguste Perret ou du Corbusier, l’architecture se met au service de la muséographie et les concepts traditionnels de galerie ou de salle se voient bouleversés. C’est dans cet esprit que René Huyghe trace le plan de son musée idéal, celui d’un bâtiment spécifique permettant le parcours pluriel du double musée (fig. 3). Il le pré-sente lors de la Conférence de Madrid de 1934 – le premier Congrès international de muséographie, organisé par l’Office international des musées –, puis lors de l’exposition Muséographie de 1937.

Le plan reprend le thème classique de l’enclos entouré de quatre galeries, elles-mêmes divisées en salles destinées à accueillir les œuvres capitales. Des ailes se détachent vers l’extérieur afin de présenter les œuvres secondaires, reconstitutions d’époque et ensembles documentaires d’initiation historique. Enfin, une galerie intérieure de cir-culation permet au visiteur de se rendre directement dans la salle qu’il veut voir, sans être obligé de traverser tout le musée.

À cet agencement idéal se joint la volonté de présenter les œuvres dans une muséographie sobre et aérée, délaissant les cimaises saturées du xixe siècle pour s’adapter à un « xxe siècle “scientifique et mécanique” [qui] exige une présentation logique et rationnelle [qui] isole le tableau ou la sculpture sur une muraille strictement dépouillée17 ». Avec le souci de mettre en valeur les œuvres, René Huyghe déclare néces-saire de « faire silence autour de la beauté18 », semblant reprendre les propos d’Henri Focillon, « l’espace autour d’un tableau, c’est le silence autour de la musique19 ».

En effet, durant l’entre-deux-guerres, le professeur à la Sorbonne théorise le rôle qu’il attache au musée moderne. Dans une conférence de 1921 restée célèbre, il démontre « le sens social et humain du musée moderne » et déclare que « les musées sont faits pour le public20 », discours novateur qui ouvre une nouvelle voie et marque une géné-ration de professionnels. Or, durant les années 1930, les deux hommes sont proches et le nouveau conservateur du musée du Louvre a de multiples occasions de manifester « toute [son] admiration21 » à l’ancien conservateur du musée des Beaux-Arts de Lyon. Cette relation s’observe notamment dans L’Amour de l’art, revue dont René Huyghe est rédacteur en chef et dans laquelle Henri Focillon publie divers articles (fig. 4),

Fig. 4. Couverture de L’Amour de l’art, vol. 14, no 1, janvier 1933.

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entrant même dans son comité d’honneur en 1935. Ce dernier rédige également l’introduction de l’Histoire de l’art contemporain, ouvrage dont la publication est dirigée par René Huyghe. L’influence de sa pensée sur le jeune homme semble donc particuliè-rement forte, d’autant plus que le professeur constitue alors une référence intellectuelle incontestable pour l’ensemble de la communauté artistique et muséale.

Ce souci de permettre une lecture appropriée des œuvres grâce à leur juste présen-tation se retrouve formulé par René Huyghe dans son échange épistolaire avec Henri Verne. À l’issue de son voyage aux États-Unis, il lui déclare revenir « persuadé que cette présentation claire, espacée […] est la meilleure22 ». Aussi, son dossier de carrière conserve des clichés du musée Boijmans de Rotterdam, ouvert en 1935 et présentant les œuvres dans une esthétique épurée, radicale pour l’époque, témoignant de l’intérêt du conservateur du Louvre pour ces nouveautés23.

Le double musée au palaisParallèlement à ses réflexions théoriques, René Huyghe donne corps au double musée et le présente au public parisien. Dès 1930, dans le cadre de l’exposition Delacroix au musée du Louvre, il ordonne les œuvres selon un tel principe. Le choix de la salle des États comme espace d’exposition justifie alors l’emploi du double musée. En pré-sentant les œuvres majeures de l’artiste, elle vient parachever un parcours jusqu’alors rythmé par les petits cabinets annexes où le travail du peintre romantique est étudié sous un angle documentaire. S’y trouve par exemple une vitrine présentant « les plus émouvants souvenirs, la palette si régulièrement ordonnée […] le pinceau tout usé par la main fiévreuse24 ».

Ces conceptions nouvelles se diffusent également dans la présentation des collections permanentes et René Huyghe participe aux transformations du plan Verne en y adjoignant les principes muséographiques de son musée idéal. De 1932 à 1937, accompagné du conservateur du département des Peintures Paul Jamot et de l’architecte Albert Ferran, il réorganise la galerie des Sept mètres située au premier étage de l’aile Denon (fig. 5). Sous l’impulsion d’un directeur défendant un nécessaire changement, l’ensemble des conservateurs du musée – qu’ils soient « anciens » ou « modernes » – contribue à ce désir de nouveauté. Le décor éclectique du xixe siècle est supprimé et l’espace est décoré dans le goût sobre des années 1930. La galerie se voit alors dévolue aux chefs-d’œuvre de la peinture italienne du Duecento au Quattrocento tandis que les tableaux de moindre importance sont placés non loin, dans les salles Percier et Duchâtel, qualifiées de « secondaires » et établies dans un but éducatif25. Deux œuvres d’un même artiste peuvent donc désormais être présentées dans deux salles différentes si leurs qualités ne sont pas jugées égales. À cette double répartition s’ajoute la présentation claire et aérée des « chefs-d’œuvre », exposés espacés, sur un rang et sur un mur au ton pierre afin d’assurer leur mise en valeur.

Néanmoins, le sous-directeur des Musées nationaux, Jacques Jaujard, reconnaît alors la difficulté pour l’institution de réaliser convenablement le double musée. Au Louvre, il est rare « que l’on puisse créer des salles selon des principes théoriques26 ». S’il est complexe pour un palais devenu musée de s’adapter aux regards modernes, c’est le cadre inédit de l’Exposition internationale de 1937 qui donne l’opportunité à René Huyghe d’expliciter sa pensée et de rendre réel son idéal.

Exposer le muséeEn 1937, la France organise l’Exposition internationale des arts et des techniques appliqués à la vie moderne. L’une de ses sections, intitulée Muséographie, est consacrée à la présentation des musées. Sa réalisation est confiée à Georges Henri Rivière et René Huyghe, du fait de leur expertise acquise en la matière27. En effet, alors que ce dernier revient de son voyage d’étude avec de solides connaissances, depuis 1928, George Henri

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Rivière est sous-directeur du musée d’ethnographie du Trocadéro. Sous l’autorité du directeur Paul Rivet, il conduit le réaménagement complet du musée, afin de faire d’une « honte nationale28 » – pour reprendre les mots d’Arnold van Gennep – un « grand établissement d’enseignement populaire et de recherche scientifique29 ».

Les deux secrétaires conçoivent l’exposition à partir de l’année 193530. Plusieurs comptes rendus de réunions nous sont parvenus et attestent de l’objectif commun des deux hommes : donner un aspect pédagogique à leur exposition, afin d’expliquer au grand public l’histoire du musée et son rôle actuel31. René Huyghe déclare à ce propos que l’exposition a « pour objet d’enseigner cette nouvelle science : comment un musée doit se présenter devant le public32 ».

L’exposition s’ouvre sur un plan d’orientation lumineux permettant de guider le visiteur vers la salle qui l’intéresse33. Le parcours n’est donc pas prédéfini et laisse une certaine liberté de circulation. Ensuite, le visiteur fait face à des statistiques établies par François Boucher, conservateur adjoint au musée Carnavalet. Elles présentent en introduction des chiffres relatifs au nombre de musées dans le monde, à leur fréquen-tation, à leur répartition et à leur développement34.

À la suite de ce préambule vient la présentation de l’histoire architecturale des musées, de leurs origines à l’année 1937. Y sont présentés de petits dioramas ainsi que des recons-titutions d’époque prenant la forme de maquettes35. Des photographies de celles-ci nous sont parvenues, comme celle d’une salle de la galerie Tretiakov – que René Huyghe avait visitée en 1932 – ou celle des espaces du nouveau musée Boijmans de Rotterdam,

Fig. 5. Vue comparée de la galerie des Sept mètres du musée du Louvre, publiée dans Jacques Jaujard, « Les principes muséographiques de la réorganisation du Louvre », Mouseion, no 31-32, 1935, p. 11.

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à la muséographie toute moderne36. À côté des maquettes d’un « musée ancien37 » aux cimaises chargées ou de salles du musée du Louvre – ce « palais ancien adapté à sa nouvelle fonction38 » –, l’histoire du musée selon Georges Henri Rivière et René Huyghe se conclut par les exemples les plus modernes. L’exposition se poursuit avec la présentation de certains aspects plus techniques de l’équipement des musées. Sont par exemple expliqués les systèmes d’accrochage des œuvres, le mode de présentation dans les vitrines, d’éclairage, de cloisonnement ou de protection contre le vol.

Deux salles sur la diffusion des musées achèvent le parcours afin de montrer au public les moyens développés par ces derniers pour attirer un plus grand nombre de visiteurs. Dans cette partie de l’exposition est diffusé le film que René Huyghe vient de réaliser, Rubens et son temps, l’un des premiers films documentaires sur l’art, conçu avec Jacques Jaujard. Ce film en couleur avait été réalisé dans le cadre de l’exposition éponyme, tenue à l’Orangerie en 1936, et fut primé à la Biennale de Venise de 1938. La mise en place d’un tel dispositif de médiation fait écho aux propos d’Henri Focillon qui, dans un article de 1934 rédigé pour l’Office des instituts d’archéologie et d’histoire de l’art, voyait dans le cinéma un instrument d’éducation et d’appel des publics vers les musées39.

Grâce à des exemples concrets et à l’importance du dispositif pédagogique, l’exposition vise donc à rendre tangible « la place prise dans la société par le musée, les devoirs sans cesse plus étendus qui lui incombent, les méthodes neuves qui lui permettent de les rem-plir40 ». Elle se poursuit par trois exemples de muséographie appliquée, « trois exemples concrets de salles [que les visiteurs] peuvent imaginer extraites de musées idéaux qui seront, espérons-le, les réalités de demain41 », comme l’explique Louis Chéronnet, secrétaire général du Comité interministériel chargé de la question de la popularisation des musées.

Georges Henri Rivière réalise l’exposition type d’un musée de science : La Maison rurale en France, construite à l’aide de photographies et de maquettes accompagnées de cartes explicatives, plans et autres documents servant à illustrer le sujet (fig. 6). Gustave Cohen présente celle d’un musée d’histoire, Le Théâtre en France au Moyen Âge, composée de docu-ments originaux tels que des manuscrits ou des instruments de musiques mais également de reproductions de sculptures, maquettes et photographies. René Huyghe propose, à travers La Vie et l’œuvre de Vincent Van Gogh, une nouvelle conception du musée des beaux-arts42.

« Que pensez-vous de l’exposition Van Gogh ? »L’exposition Van Gogh se présente donc dans la suite logique de l’exposition Muséogra-phie. René Huyghe saisit en effet l’opportunité de l’Exposition internationale de 1937 pour utiliser le palais de Tokyo comme un terrain d’expérimentation des préceptes

Fig. 6. Vue de l’exposition La Maison rurale en France, 1937, Pierrefitte-sur-Seine, Archives nationales, 20150042/41.

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qu’il avait pu défendre au cours des années 1930. L’objectif de cette exposition est avant tout de rendre compréhensible l’art au grand public et créer un musée acces-sible à tous. En outre, cette exposition est conçue comme un exemple à suivre pour des musées souhaitant se moderniser. Louis Chéronnet – tout en reconnaissant son caractère expérimental – déclare :

Il y a, dans ces quelques salles, de parfaites leçons à tirer pour tous nos musées. Elles indiquent des moyens qui ne sont pas indignes, mais, au contraire, dignes de l’homme dans ce que le mot a de plus universel. Et s’il est présentement encore quelques béquilles, quelques tuteurs, quelques flèches indicatrices qui gênent nos yeux et notre entendement de bénéficiaire averti de 1937, on doit aussi espérer que tous ces adjuvants éducateurs seront un jour inutiles aux générations à venir, à qui tous ces efforts sont offerts43.

La première salle – intitulée « L’Homme » – présente des panneaux d’initiation à l’œuvre du peintre avec de courts textes, des citations et des documents relatifs à sa formation (fig. 7). Ainsi, « sans qu’aucun commentaire vienne faire pression sur lui, le public a sous les yeux tous les éléments d’une opinion personnelle44 ». Ce dispositif est décrit par Louis Chéronnet comme un « coup de projecteur […] suffisant pour éclairer la connaissance du visiteur45 ». Les peintures de l’artiste sont quant à elles présentées chronologiquement, avec une mise en situation pour chaque période. Ses premières œuvres figurent par exemple aux côtés de ses dessins et de diverses archives. Des reproductions photographiques viennent également documenter les œuvres n’ayant pu être présentées lors de l’exposition (fig. 8).

Ces documents permettent au visiteur de contextualiser la personnalité, la vie et la pensée du peintre. Dans un article non publié défendant l’intérêt de l’exposition, Michel Florisoone – chargé de mission au musée du Louvre et collaborateur dans l’élaboration

Fig. 7. Plan des salles de l’exposition La Vie et l’œuvre de Vincent Van Gogh, publié dans Van Gogh, cat. expo. (Paris, palais de Tokyo, 1937), Paris, Denoël, 1937, n. p.

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de l’exposition – décrit les œuvres d’art comme des artefacts ayant perdu leur milieu d’origine pour être transplantés dans celui des musées. Selon lui, l’institution se doit donc de rééduquer un peuple ne sachant plus lire ni contempler l’art et qui, privé des éléments restituant la genèse de l’œuvre, doit désormais « réapprendre l’alphabet46 ». Le visiteur, jusque-là inexpérimenté et désormais introduit à l’œuvre de l’artiste grâce à divers éléments contextuels, peut alors profiter pleinement de la suite de l’exposition : dans la pensée de René Huyghe, c’est la connaissance qui mène au plaisir esthétique.

Les deux salles suivantes – « L’Œuvre : Peintures » et « L’Œuvre : Dessins » – présentent les chefs-d’œuvre de l’artiste selon le parcours logique défendu par le conservateur. Les tableaux sont présentés espacés, sur un seul rang, « avec l’unique souci de donner à chaque pièce l’isolement nécessaire47 ». Dans une scénographie radicale, les peintures sont exposées dans des cadres blancs sur un mur vert pâle (fig. 9). Ce choix s’explique par la volonté de mettre au mieux les œuvres en valeur mais surtout de suivre les recommandations de Vincent Van Gogh, qui prescrivait une telle présentation dans des archives elles-mêmes présentées dans les salles documentaires48. Ainsi, dans une salle dépourvue de tout cartel ou texte pédagogique, « l’œuvre demeure pure dans le climat le plus pur. Rien ne la touche. Elle rayonne, libre. […] Il n’y a qu’à admirer et à méditer49. »

La dernière salle de l’exposition – « Documents sur la vie et la pensée de Van Gogh » – propose une conclusion faite de onze panneaux récapitulatifs, intitulés par exemple « La famille », « L’employé de galerie d’art » ou « La crise mystique » (fig. 10). Alors que certains présentent diverses archives – lettres, esquisses, photographies des lieux peints –, d’autres montrent des cartes commentées des différents déplacements de l’artiste. Ces panneaux témoignent d’une volonté de faire de courts résumés relatifs à la vie et à l’esprit de l’artiste. Là encore, l’objectif est pédagogique puisque ces syn-thèses achèvent le parcours afin de rappeler les différentes connaissances accumulées

Fig. 8. Vue de l’une des cimaises de la salle « Documents » dans l’exposition Van Gogh, publiée dans Alexander Watt, « Notes from Paris », Apollo, no 26, octobre 1937, p. 225.

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dans les salles précédentes. À plusieurs reprises, dans des textes théoriques comme par des expositions, René Huyghe préconise de tels allers-retours, ces flux et reflux de la connaissance théorisés par Henri Bergson50, dont la philosophie s’empare de la pensée intellectuelle durant l’entre-deux-guerres :

Revenant aux salles principales, le visiteur peut mesurer de quelle transmutation des influences reçues, de quelles inquiétudes, de quelle matière vivante est faite la chair des œuvres qui ne seront plus pour lui désormais un spectacle avec son secret, mais une confidence dont la portée générale ne serait pas si élevée, si on ne savait toutes les conditions particulières qui l’ont faite et qui s’y effacent51.

À travers ces deux types d’espaces, René Huyghe applique sa conception du double musée. Désormais, selon l’idéal muséal du jeune conservateur, tous les publics peuvent trouver leur satisfaction en acquérant les outils qui mènent à la contemplation. Michel Florisoone rapporte une anecdote qui soutient et justifie un tel choix :

Un visiteur, ignorant de Van Gogh mais qui avait lu aux murs de la salle voisine le drame objectivement représenté, après avoir contemplé un long temps cet étonnant portrait me dit «  je suis épuisé  », et ne put rien voir d’autre. Il venait d’enfanter la folie de Van Gogh. Il avait retrouvé le sens de l’œuvre d’art52.

Malgré ce fort dispositif pédagogique, René Huyghe souligne « qu’à aucun moment les organisateurs ne font intervenir un commentaire de leur cru53 » et tente de se détacher de la pédagogie que certains musées – soviétiques notamment – ont pu développer. Pourtant, malgré l’opposition de René Huyghe au « catéchisme marxiste54 », la com-paraison de l’exposition Van Gogh avec les musées russes est faite par de nombreux commentateurs. Ainsi, la presse de gauche vante une démocratisation culturelle jugée salutaire. Dans L’Humanité, Georges Besson voit dans l’exposition un remède à « l’ancien musée poussiéreux et hostile, qui favorisait la nausée et faisait de chaque maître un raseur sentencieux55 ». Agnès Humbert, dans Clarté, parle d’une présentation faite « dans un large esprit humain, accessible à tous, où l’“esthète” trouvera ses “délices” et le travailleur son repos, sa récompense et sa culture56 ».

La revue Beaux-Arts réalise une enquête intitulée « Que pensez-vous de l’exposition Van Gogh ? ». Certaines réponses – publiées au fil des jours – parlent d’elles-mêmes et attestent de l’aspect novateur de l’exposition : « Désastreuse ! On aurait voulu nuire à la gloire de Van Gogh qu’on n’aurait pu mieux faire. » « Non. La documentation

Fig. 9. Vue de l’exposition La Vie et l’œuvre de Vincent Van Gogh, 1937, épreuve argentique, Pierrefitte-sur-Seine, Archives nationales, 20150497/201.

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appartient au livre et à la revue. » « Non. Revenir à l’ancien système. » « Un musée n’est pas une école57. » François Fosca déclare quant à lui dans la revue proche de l’Action française Je suis partout :

On flatte ainsi ce que les masses ont d’inférieur, leur curiosité puérile, au lieu de les élever en leur demandant de faire un effort pour s’instruire et comprendre ; et on les dupe, en leur faisant croire qu’elles ont « rapidement et sans effort » pénétré les secrets de l’œuvre d’art58.

Pourtant, malgré l’opposition élitiste d’une frange extrémiste, l’exposition constitue le point de départ d’un nouveau rapport à l’art et à sa présentation. Manifeste d’une vision nouvelle du rôle du musée dans la société, elle témoigne de la politique culturelle que le musée du Louvre souhaite adopter, puisqu’y est présenté « tout ce qui élabore la grande alchimie de l’art, tout ce que nous voulons désormais rendre sensible, sans effort, aux plus humbles des visiteurs du Louvre59 ».

Si le désir de changement est vif durant les années 1930, les résultats d’une telle politique paraissent faibles après-guerre, en regard des objectifs originels. En 1949, Georges Salles fonde le premier service éducatif des Musées nationaux, poursuivant ainsi le dessein de son prédécesseur Henri Verne60. Pourtant, la publication, une dizaine d’années plus tard, par Pierre Bourdieu et Alain Darbel de leur enquête intitulée L’Amour de l’art – dont le titre entre ici singulièrement en écho avec la revue éponyme dirigée par René Huyghe – dévoile cruellement la faiblesse d’un modèle social tant invoqué61. Au-delà des publications et des expositions, le musée vu comme une institution sociale et ouverte se confronte à la réalité, celle des publics auxquels il ouvre réellement ses portes. Parallèlement, en 1951, René Huyghe est nommé à la chaire « psychologie des arts plastiques » du Collège de France et se consacre alors à la construction de cette matière. En dépit de sa volonté de démocratiser les musées, sa méthode en histoire de l’art

Fig. 10. Max Del, vue de l’exposition La Vie et l’œuvre de Vincent Van Gogh, publiée dans Micromégas, no 13, 10 octobre 1937, p. 2.

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conjugue son érudition à des lieux communs psychologiques, abstraits et subjectifs, ne pouvant dès lors construire un discours pédagogique autour de l’art et témoignant un peu plus de l’écart entre les désirs et les faits.

« Je ne bâtis que pierres vives, ce sont hommes62 », déclare Panurge à Pantagruel dans Le Tiers Livre de François Rabelais. Au cours des années 1930, les acteurs du musée donnent à l’institution ce même rôle humaniste. Si aujourd’hui le rôle social du musée semble unanimement reconnu, la volonté de lui donner une telle fonction n’est pas toujours allée de soi. Au musée du Louvre et au palais de Tokyo, un musée moderne se construit, celui qui résonne toujours près d’un siècle plus tard dans notre rapport quotidien à l’institution. Désormais, le musée doit éclairer les visiteurs et participer à la construction d’une société par l’apprentissage et la contemplation. Or, si ces nobles objectifs demeurent aujourd’hui, leurs résultats réels posent toujours question, obligeant encore les professionnels des musées à interroger leurs moyens, afin d’effectivement créer un musée populaire.

Enguerrand Lascols est conservateur du patrimoine stagiaire dans la spécialité Musées (fonction publique d’État), actuellement en formation à l’Institut national du patrimoine après cinq années d’études en archéologie et histoire de l’art à l’École du Louvre. Ses recherches portent sur les théories de l’histoire de l’art et du patri-moine durant les années 1930.

NOTES

1. H. Focillon, « La conception moderne des musées », dans Actes du congrès d’histoire de l’art (Paris, 26 septembre – 5 octobre 1921), Paris, Presses universitaires de France, 1923, p. 91-94.

2. R. Huyghe, « Le rôle des musées dans la vie moderne », La Revue des deux mondes, no 41/4, 15 octobre 1937, p. 775.

3. L. Decaunes, « Musées : Jardins publics de l’art », Regards, no 158, 21 janvier 1937, p. 14.

4. J.-Fr. Sirinelli, « Le temps accéléré (1918-1962) », dans J.-P. Rioux et J.-Fr. Sirinelli (éd.), Histoire culturelle de la France. Le temps des masses : Le vingtième siècle, Paris, Seuil, 2005, p. 186.

5. À propos de la politique culturelle durant les années 1930, voir les recherches réalisées par Pascal Ory, notamment La Politique culturelle du Front populaire français : 1935-1938, thèse de doctorat en histoire dirigée par R. Rémond, Université de Paris X-Nanterre, 1990 ; La Belle Illusion, Paris, Plon, 1994 ; La Culture comme aventure, Paris, Complexe, 2008.

6. En 1932, René Huyghe visite les musées de Stockholm, d’Oslo, d’Helsinki, de Saint-Pétersbourg, de Moscou, de Kharkiv, de Kiev, de Varsovie et de Berlin. En 1934, ceux de Washington, Kansas City, Saint-Louis, Los Angeles, San Francisco, Chicago, Detroit, Toledo, Rochester, New York, Hartford, Springfield, Worcester et Boston. Au sujet de ces voyages, voir E. Lascols, « À la recherche de nouveaux modèles pour le Louvre », Revue de l’art, no 199, 2018-1, p. 67-74.

7. La correspondance entretenue entre les deux hommes est conservée à Pierrefitte-sur-Seine, Archives nationales (AN), dossier 20150497/201.

8. R. Pernoud, « “Des transformations heureuses et profondes vont renouveler le Musée du Louvre…” nous dit René Huyghe », L’Intransigeant, no 50.955, 20 mars 1937, p. 2.

9. Huyghe, « Le rôle des musées dans la vie moderne », p. 780.

10. Pernoud, « “Des transformations heureuses et profondes vont renouveler le Musée du Louvre…” », p. 2.

11. Huyghe, « Le rôle des musées dans la vie moderne », p. 781.

12. M. Rothbarth, « Bibliographie. – Les Cahiers de la République des Lettres, des Sciences et des Arts », Mouseion, no 17-18, 1932, p. 209.

13. Un tel principe existe actuellement au département des Antiquités égyptiennes du musée du Louvre. Réorganisé en 1997, il se compose d’un espace thématique au rez-de-chaussée, associé à une présentation chronologique au premier étage. Celle-ci se compose de deux espaces parallèles où une succession d’œuvres capitales répond à une galerie d’étude.

14. Huyghe cité dans Decaunes, « Musées : Jardins publics de l’art », p. 14.

15. J. de Laprade, « Les projets de René Huyghe », Beaux-Arts, no 216, 19 février 1937, p. 3.

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108 LE LOUVRE, MUSÉE POPULAIRE ?

16. Huyghe cité dans Decaunes, « Musées : Jardins publics de l’art », p. 14.

17. Huyghe « Le rôle des musées dans la vie moderne », p. 778.

18. Id., cité dans Decaunes, « Musées : Jardins publics de l’art », p. 14.

19. Focillon, « La conception moderne des musées », p. 93.

20. Ibid., p. 89.

21. AN, 20150497/201, notes autobiographiques du dossier de carrière de René Huyghe, présentant son parcours professionnel et résumant ses différentes réalisations avant 1945.

22. Ibid., lettre de R. Huyghe à H. Verne, New York, 26 juin 1934.

23. Ibid., photographies du musée Boijmans de Rotterdam.

24. R. Huyghe, « L’exposition Delacroix au musée du Louvre », Bulletin des musées de France, no 2/6, 1930, p. 120.

25. J. Jaujard, « Les principes muséographiques de la réorganisa-tion du Louvre », Mouseion, no 31-32, 1935, p. 7-9.

26. Ibid., p. 8.

27. AN, F/12/12303, arrêté du 24 mai 1935 du ministre du Commerce et de l’Industrie, sur proposition du Commissaire générale de l’Expo-sition internationale, nommant René Huyghe secrétaire rapporteur adjoint du groupe I de la classe III de l’Exposition internationale de 1937. Georges Henri Rivière est le second secrétaire rapporteur.

28. A. von Gennep, « La situation actuelle des enquêtes ethnogra-phiques », Revue des idées, avril 1907, p. 320.

29. P. Rivet et G. H. Rivière, « La réorganisation du musée d’ethno-graphie du Trocadéro », Bulletin du musée d’ethnographie, janvier 1931, p. 3.

30. N. Gorgus, Le Magicien des vitrines : le muséologue Georges Henri Rivière, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2003, p. 320.

31. AN, F/12/12306, comptes rendus de réunions relatives à la préparation de l’exposition Muséographie, 1935.

32. Pernoud, « “Des transformations heureuses et profondes vont renouveler le Musée du Louvre…” », p. 2.

33. L’Amour de l’art, vol. 18, no 6 : Muséographie, 1937, p. 3.

34. F. Peyrouzère, Le Musée en partage : État et musée sous le ministère Jean Zay (1936-1939), thèse de doctorat en art et archéologie dirigée par G. Monnier, université de Paris I-Panthéon-Sorbonne, 1999, p. 80.

35. F. Mairesse et C. Hurley, « Éléments d’expologie : Matériaux pour une théorie du dispositif muséal », Média Tropes eJournal, no 3/2, 2012, p. 17 [URL : http://mediatropes.com].

36. AN, 20150497/201, photographies des maquettes de salles de musées présentées à l’exposition Muséographie de 1937.

37. L’Amour de l’art. Muséographie, no 18/6, 1937, p. 9.

38. G. Besson, « Muséographie », L’Humanité, no 14.077, 3 juillet 1937, p. 8.

39. H. Focillon, « Le Cinématographe et les arts », Bulletin pério-dique, juillet 1934, p. 42-45.

40. Huyghe, « Le rôle des musées dans la vie moderne », p. 775.

41. L. Chéronnet, « Les musées pour tous », Ce soir, no 130, 10 juillet 1937, p. 4.

42. Besson, « Muséographie », p. 8.

43. Chéronnet, « Les musées pour tous », p. 4.

44. Huyghe, « Le rôle des musées dans la vie moderne », p. 788.

45. Chéronnet, « Les musées pour tous », p. 4.

46. AN, 20150497/220, M. Florisoone, « Le sens de l’œuvre d’art retrouvé », article non publié.

47. Huyghe, « Le rôle des musées dans la vie moderne », p. 788.

48. E. Labbé, Exposition internationale des arts et techniques de la vie moderne, Paris, 1937 : rapport général, Paris, Imprimerie nationale, 1938, p. 45.

49. Chéronnet, « Les musées pour tous », p. 4.

50. R. Huyghe, « À la recherche du temps retrouvé », L’Amour de l’art, vol. 16, no 1, 1935, p. 4.

51. Huyghe, « Le rôle des musées dans la vie moderne », p. 789.

52. AN, 20150497/220, Florisoone, « Le sens de l’œuvre d’art retrouvé ».

53. Huyghe, « Le rôle des musées dans la vie moderne », p. 788.

54. R. Huyghe, « Les musées en U.R.S.S. », L’Art vivant, no 185, juin 1934, p. 258.

55. Besson, « Muséographie », p. 8.

56. Citée dans Ory, La Politique culturelle du Front populaire, p. 531.

57. S. n., « Que pensez-vous de l’exposition Van Gogh ? », Beaux-Arts, no 242, 20 août 1937, p. 1.

58. F. Fosca, « Van Gogh avec nous ! », Je suis partout, 13 août 1937, p. 8.

59. Pernoud, « “Des transformations heureuses et profondes vont renouveler le Musée du Louvre…” », p. 2.

60. G. Bresc-Bautier, G. Fonkenell et F. Mardrus (dir.), Histoire du Louvre, t. II : De la Restauration à nos jours, Paris, Louvre Éditions/Fayard, 2016, p. 459.

61. P. Bourdieu et A. Darbel, L’Amour de l’art. Les musées et leur public, Paris, Éditions de Minuit, 1966.

62. F. Rabelais, Le Tiers Livre (1552), Paris, Gallimard, 1966, p. 135.